Peinture abstraite avec des coups de pinceau noirs, rouges, et bleus sur un fond blanc.

Ce qu’il me reste de vivant

Au sein d’une pratique multidisciplinaire, je travaille l’encre dans une gestuelle spontanée à travers de grands formats en papier washi et parfois en volume. J’exploite différentes techniques textiles, comme le tissage ou le batik. À travers mon travail plastique, j’ai à cœur de réussir à faire un récit pictural profondément intime et inédit, notamment autour de la mémoire traumatique. Je cherche à laisser transparaître ce qui est mené par l’inconscient et définit une personne au-delà de son propre contrôle. 

La mémoire traumatique diffère de la mémoire classique : elle est hachée, fracturée, souvent sans début ni sans fin. Sur le moment, l’esprit peut éclipser le traumatisme en lui-même, souvent trop violent. La conscience se fixe alors sur un objet flottant qui cristallise les émotions éprouvées lors du choc. Je travaille ces obsessions graphiques liées à l’inceste que j’ai subi dans l’enfance. Dans Shine Bright, j’ai tracé d'un mouvement spontané à l’encre des diamants, laissant faire mon inconscient, pour ensuite les travailler à la cire chaude dans une action très lente, qui appuie le souhait de les fixer pour toujours. Bloquée depuis mon traumatisme dans cette boucle, je choisis de les révéler dans un geste très puissant exécuté à la brosse où je donne toute la place à mon émotion du présent, la colère.

Dans mon engagement artistique, je cherche à laisser de l’espace au vivant. J’interroge les différentes formes qu’il peut prendre, que ce soit dans le passé ou dans le présent : qu’est-ce qui résiste, qu’est-ce qui transpire et sous quels aspects. C’est pour cette raison que mon travail bascule facilement de la figuration à l'abstraction et mélange souvent les deux, à la manière des souvenirs. Les grands aplats de noir dans mes peintures peuvent témoigner d’un manque dans mon récit biographique, mais aussi d’une prise de pouvoir dans ma gestuelle : grâce au travail de la brosse, j’incarne ce que je trace. À l’instar de Lassaâd Metoui, cette pratique me demande une grande concentration et je l'exécute comme une danse. 

Travailler à l’encre et à l’aquarelle sur du papier Washi me permet d’obtenir une multitude de rendus de la couleur : à la fois floue et compacte, à la fois profonde et diffuse. En peignant avec les dépôts de cire sur le papier, j’obtiens des brumes et des accidents, un rendu absolument dense et innovant en écho avec mon propre récit traumatique. Ce flou peut être démultiplié lorsque je travaille le tissage en volume. À la manière d’Anne Teresa de Keersmaeker* ou encore de Gertrude Stein**, j’exploite la répétition et la nuance, qui, dans mes créations, servent la couleur en elle-même, la révèlent au sein de son essentialité. La nuance se décuple par le volume, sa tonalité et son rythme variant selon le point de vue du spectateur. Ce travail en plusieurs dimensions me permet également d’aborder la question de la temporalité, du passé qui colle au présent plus que jamais après un traumatisme. L’un et l’autre se confondent en créant une boucle perpétuelle, sans début ni sans fin, comme un grand magma s’auto-consumant. 

Mes peintures sont des œuvres sensibles et puissantes, me permettant de rendre compte des états inconscients de la mémoire traumatique au-delà des mots. Au fur et à mesure de mon avancée, je débloque un nouvel imaginaire qui était jusqu’alors verrouillé. Les techniques textiles m’aident à faire crépiter les nuances et à leur donner de la densité. Le nouveau territoire que je crée peut permettre à chacun de comprendre son propre récit intime.

Œuvre d'art abstraite avec des coups de pinceau noirs, rouges et beige sur fond blanc.